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Diego Sanchez - Buenos Aires - Bangkok

Pour sa première exposition personnelle, diego Sanchez, nous présente un choix de photographies extraites de deux séries qu’il a réalisées en 2002 à Buenos Aires et en 2005 à Bangkok. Il est essen­tiel, pour approcher son travail, d’en suivre la dé­marche dès l’origine. En effet, fort de son concept quasiment inchangé aujourd’hui, Diego se pho­tographie avec des personnes qui sont nées dans son imaginaire et auxquelles il va se confronter le temps d’une prise de vue. Un choc ultra-réaliste dont il ne reste qu’une image stéréotypée, ce sup­posément connu que sont ces représentations que nous portons tous, sans jamais les avoir vécues. Une apologie donc des “extrêmes” où tout a eu “sa place”. Des portraits “polyphoniques”, ou en­core une dialogie visuelle, comme il les présente, sans jamais ne défendre une quelconque position politique ou sociale mais simplement, une volonté de rendre compte des choses, de nos différences qui sont finalement le processus de notre création identitaire.

Nous ne sommes pourtant pas dans une auto-fic­tion comme nous pourrions le croire de prime abord. On ne nous raconte pas d’histoire, nous comprenons vite qu’il n’y a pas de sens réel dans la mise en scène, et que tout se répète. Une manière pour ce photographe de se distancier d’un té­moignage “utopiquement” réel et de construire le portrait qu’on voudra bien lui donner. Ses photos se font à deux, vécues plutôt que consommées. Le travail de Diego Sanchez serait donc avant tout, la production d’un “produit-image” comme outil participatif au monde visuel contemporain, loin d’un compte rendu de calamités vécues. Une participation au long passé du portrait classique, un de ceux en tout cas où par exemple, prenant le temps de s’arrêter pour le contempler, on y voyait encore la représentation de ce qui existe plutôt que de ce que l’on croit connaître. Les photos énigma­tiques de ce photographe comportent finalement suffisamment d’ambigüités pour nous amener à la seule certitude qui nous soit donnée, que dans les yeux de chacun de ces invités, une Humanité Commune est partagée.

Cyril Kerr

Il s’est passé quelque chose dans la vie de Diego Sanchez. Suite à cela, le 21 octobre 2002, il a pris l’avion pour l’Argentine, avec la mission de réaliser la photographie d’une image qu’il avait en tête. Il est parti sans savoir chez qui il allait, en ayant toutefois le contact de l’amie d’un ami qui pou­vait l’accueillir, emportant son matériel photographique, un jeans, une valise de déguisements et d’accessoires. Avant de partir, il avait négocié un lot de perruques avec la maison “Michel”, à la rue du Cendrier. Il avait expliqué son histoire, qu’il n’avait pas d’agent , et négocié 5 perruques pour 250.- francs. Il s’était aussi procuré quelques pistolets en plastiques à “La Gaîté”, détaillant d’articles de farces et attrapes, et des collants chez Globus. En arrivant à Buenos Aires, il a dû expliquer son histoire au douanier qui contrôlait ses 45 kg de bagages, et qui découvrait une imitation d’un pis­tolet 9mm Walther P99 MI-6, en lui demandant s’il avait l’intention de faire un braquage. Dehors, Buenos Aires était en crise, les gens avaient perdu leurs économies suite à la dévaluation du pesos argentin. Il s’est retrouvé à Constitùcion, quartier plutôt mal fâmé proche de la gare du même nom. On lui a dit : “Tu peux t’installer là”. Une petite chambre sous le toit, mansardée, décorée avec des vielles affiches de cinéma. Tout ça ressemblait à l’idée qu’il se faisait d’un endroit typiquement argentin. Là, il a installé des petites lumières, dans cette chambre vétuste, puis est parti marcher dans la ville. Ou plutôt courir: c’était parfois trop lent et trop dangereux de marcher dans Constitù­cion. Alors, il faisait semblant de faire son jogging, pour ne jamais rester trop longtemps au même endroit. Le climat était agressif : les Argentins avaient perdu leur argent. Il se faisait guider dans la ville par un psychanalyste reconverti en taximan. Il visitait des hôtels à thème : style ranch, spécial jacuzzi, déco plage et palmiers, mais sans jamais atteindre les “Jardins de Babylone”, ce haut lieu de la prostitution chic et festive, le long de la Panamericana, fréquenté autant par les routiers que par la jeunesse dorée. Il restait dans cette zone d’accès facile, la place Pavon, bordée d’hôtels de passe, des Tellos selon l’appellation locale. Il transportait un sac de marin avec son matériel, les accessoires et juste assez d’argent pour le prix d’une passe. Il accostait des filles et leur racontait son histoire d’un personnage qui se déguise et pose pour des photographies avec des prostituées.

“Une fois que la fille a dit ok, tu rentres dans l’hôtel tout seul, tu vas au guichet, protégé par une vitre blindée comme un bureau de change, et tu payes. La fille rentre à son tour, elle passe devant le mec. Des Tellos, il y a en a trois par rue. Ils sont fréquentés par les amoureux – légitimes ou non– autant que par les professionnelles. Tu prends la clé, tu montes, tu fermes la porte, une de ces portes munie d’un système pour faire passer le champagne qu’on aurait commandé pour se déten­dre. A l’intérieur, tu sors tes affaires, tu expliques à la fille comment tu vas te déguiser et tu lui dis : “ toi, tu fais ce que tu veux, chacun est finalement dans sa propre histoire.”

Le faible éclairage des chambres amenait certaines contraintes techniques: il fallait garder la pose, un peu comme on joue un tableau vivant. La fille était dans son propre rôle, ou faisait semblant d’autre chose, comme bon lui semblait. Il leur donnait un certain pouvoir, elles pouvaient décider de ce qu’elles allaient donner, de ce qu’elles allaient montrer, alors que lui se sentait sans défense, en danger, prêt à se faire taper dessus à n’importe quel moment. Il vivait un stress intense et perdait trois kilos en vingt minutes. Vingt minutes dans une situation où finalement, il ne se passait presque rien.

“Soledade, Glenda, Fabiana, les deux Cinthia, ces filles, elles sont pas faciles. Elles peuvent être méchantes. Et l’autre, comment elle s’appelait déjà ? Celle avec des seins énormes, avec des fes­ses encore plus énormes, celle qui s’est fait pêter la gueule par un client parce qu’elle lui a volé son porte-monnaie ?“

Un jour, Cinthia l’a prévenu: “Ils savent qui tu es, le Suisse qui prend des photos. Ils se sont or­ganisés pour te voler pendant une séance.” Elle prenait parti pour lui et essayait de le protéger de son monde à elle. Ils sont devenus amis. Un soir, ils sont allés ensemble chez une ex-prostituée qui tenait alors un hôtel de passe. Ils se sont tous retrouvés là, à huit sur un grand lit, à boire de la bière et de la vodka chaude parfumée au citron. Cinthia avait insisté pour payer l’alcool parce qu’elle l’aimait beaucoup. Il y avait aussi une toxicomane. Ça parlotait opérations et injections de silicone faites entre copine de travail. C’était comme un milieu familial recréé: la maîtresse de maison était nommée”La Madre” et protégeait ses gamines. Il sortait quelque fois en boîte avec Cinthia, qui lui faisait découvrir la night life de Buenos Aires. Elle l’a emmené à une soirée “travesti”, au “AN­GEL”, ce genre de club fréquenté par la populace. “Surtout des moches”. Il y avait là une vieille maquerelle, un pilier du monde de la prostitution, respectée comme un parrain de la Camorra. Elle voulût payer Cinthia pour qu’elle l’amène à sa table, pour lui parler d’histoires de voyages d’affaires à Milan. Finalement, le rendez-vous ne se fit jamais, peut-être par hasard, comme toutes ces choses qui arrivent ici et ailleurs dans le monde de la nuit. Cinthia était constamment hystérique dans le taxi, lors de leurs virées nocturnes. Elle fumait de la base, la pasta base, elle était ingérable, riait et hurlait en même temps. La fête. Ces filles sortaient la nuit comme des vampires et jouaient un jeu comme des personnages de fiction. Il avait l’impression d’être un jouet entre leurs mains. Il était dans une réalité parallèle, avec d’autres critères de l’acceptable. Il remarquait le déséquilibre qu’il créait en amenant ses propres règles. Il s’était inséré dans un monde où il sentait qu’il n’avait pas sa place.

L’autre Cinthia –la folle– l’a invité à venir chez elle pour lui montrer sa collection de vêtements de travail. Il n’y est finalement pas allé parce qu’il a eu peur. Cinthia avait été danseuse pour l’émission de télévision de variété argentine de Moria Casan, un programme d’une vulgarité outrageante. Cinthia avait été une des stars de cette émission. Parce qu’il voulait connaître ce qui fait rêver les gens, il est allé voir un spectacle dans un théatre sur l’Avenida Corrientes avec les deux icônes télévisuelles populaires : Graziella Alfano et Moria Casan. Il s’est fait passé pour un journaliste de la télévision suisse et a obtenu une interview avec Moria Casan; mais cela n’a finalement pas pu se faire après le spectacle. Dans le fond, il ne savait pas vraiment que faire avec cette interview : il en avait assez vu comme cela. Ça chauffait à Buenos Aires, et il est parti comme ça. Trois jours après, Cinthia l’a appelé pour lui annoncer que Cinthia-la-folle était morte. Elle (Cinthia son amie) était en rupture avec un mec, Martin, un espèce de gros bras qui sortait de prison. Il était jaloux, il pensait qu’elle le trompait. Il est arrivé devant l’hôtel et a vu les deux Cinthia. Il a dit à sa girlfriend : “Alors tu sors avec le Suisse ? “ et a essayé de la frapper. L’autre Cinthia, voulant défendre sa copine, lui a donné un méchant coup de sac. Martin a sortit son arme et lui a tiré dessus.

Angèle Laissue

Exotic Rock N Roll - You Are my World

Quand je vois les photos de Diego Sanchez, je les imagine dans un présent Post-Apoca­lyptique où lui se ballade comme un fantôme entre Buenos Aires et Bangkok. Lui, c’est un alien et les personnes avec qui il s’immortalise, des mutants des Métropoles. Grâce à sa souplesse et son intuition, il arrive en un laps de temps très court à se photographier avec ses “invités”; des situations qui peuvent toucher le danger, mais qui à travers leur caractère intime, deviennent paisibles. Diego invite à s’arrêter un moment, le moment d’une image.

Et puis il ne veut pas être seul, il cherche la compagnie de ces gens en marges de la société. Des enfants oubliés qui habitent des endroits éphémères, la rue, des hôtels de passe...

Il construit un personnage qui “émane la discrétion et la soumission d’une geisha” me disait l’autre jour une amie.

A la limite de la vie et de la mort, Diego Sanchez passe un moment avec eux, il les touche, met sa tête sur leurs genoux et même leur donne un flingue pour qu’ils puissent le “tuer”. Diego va chercher de l’amour où il n existe presque pas?

Je le vois très “asiatique” dans sa démarche, pas seulement à cause des vêtements qu’il utilise, mais aussi au travers de la performance qu’il realise: sa manière d’utiliser un masque à la façon du théâtre japonais Nô pour cacher ses émotions ou pour être un per­sonnage détaché de la situation, un lieu à lui, son repère.

Quand je vois son visage peint en blanc, je pense à la photo “Noire et Blanche”° et à “Peau noir, masques blancs”°°; deux exemples, le premier, une photo très esthétisée sur la di­chotomie identitaire et l’autre, un ouvrage sur les luttes inconciliables du colonialisme.

Ce super héros post-moderne avec ses vêtements extravagants et flashy écoute et pense une solution en communion avec ces anti-héros de la société globale. Les personnages sont pop et ancestraux, quoi de plus vieux qu’une pute ou un clochard?

Sa particularité? Sa manière de posséder et de partager le monde. Finalement, l’élément surréaliste°°° c’est lui et sa façon de dire “I LOVE YOU”.

Leticia Ramos Vlaeminck

Curatrice et recherchiste indépendante

° Man Ray - 1926

°° Franz Fanon - 1952

°°° clin d’oeil à Rosalind Krauss - critique d’art contemporain