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Sergey Bratkov - La queue remue le chien

Sergey Bratkov est né à Kharkov, Ukraine en 1960. De 1969 à 1978, il étudie au Collège des Arts Repin à Kharkov. En 1983, pour compléter une éducation typiquement soviétique, il obtient un diplôme en Electronique Industrielle à l’Académie Polytechnique de Kharkov. En 1987, Bratkov présente ses premiers solo shows à Kharkov, Cheb et Tel Aviv. Dans les années qui suivent, la reconnaissance internationale vient au fil des expositions à Graz, Berlin, Nuremberg ou Trieste. Il participe également à diverses expositions collectives post-soviétiques en Finlande et à New York. On retrouve son travail dans les foires internationales, aux biennales de Sao Paulo (2002), Venise (pavillon russe, 2003 - pavillon ukrainien 2007), Moscou (2007 - 2009), Manifesta 5 San Sebastian (2004).

A la chute du système socialiste, la photographie doit se restructurer en Russie et en Ukraine. Elle se fait une place au sein des arts plastiques, selon des standards occidentaux, avec de nouveaux contenus et de nouvelles tendances formelles qui surpassent rapidement la peinture en termes de modernité.

Les années 90 sont marquées par ce changement radical. D’un côté, on plonge rétrospectivement vers le constructivisme de Rodchenko, de l’autre se développe des photographies de «mise en scène» incluant tableaux vivants, paysages remodelés, photo documentaire ou photo-action. De plus, les artistes expérimentent la retouche numérique de leurs photographies en images ironiques et cyniques. A Moscou, de nombreux artistes émergent de cette nouvelle scène comme le groupe AES+F, Efimov, le groupe Fenso, Infante, Liberman, Kulik, Mukhin et d’autres.

La ville de Kharkov occupe une place à part dans ce développement. Depuis la fin des années 60, les photographes s’étaient infiltrés dans l’art underground en pratiquant un genre de réalisme radical. Les membres du groupe Vremia détournent les sujets officiels tels que l’architecture ou le travail et abordent le thème tabou de la nudité masculine. C’est dans ce contexte que Boris Mikhailov, Sergey Solonski et Sergey Bratkov fondent en 1994 le groupe « Réaction Rapide ».

Le travail de Bratkov est fortement influencé par ses origines ukrainiennes. Il a collaboré pendant des années avec Boris Mikhailov, qui avait déjà affirmé son style réaliste radical au sein du collectif Vremia, avec qui il a appris à nommer un chat un chat (ou une chienne une chienne). A Karkhov, important centre industriel soviétique, la misère photogénique est à tous les coins de rues : prostituées, ivrognes, enfants des rues, sans-abri, cadavres gelés, hooligans d’extrême-droite, vieillards sans ressources. L’expérience du réalisme socialiste est ici essentielle. Dans ce cadre, le portrait prend un sens tout particulier sous la forme de stéréotype transcendant: secrétaires du parti, ouvriers, paysans, cosmonautes, intellectuels ou soldats, tous sont représentés comme des héros. Un type de standardisation que l’on retrouve également dans l’art national-socialiste.

Principalement apprécié pour son travail photographique, Sergey Bratkov s’est toujours frotté à d’autres pratiques artistiques : peinture, à ses débuts, vidéo, installations ou détournement d’objets. Au croisement d’une de ses séries emblématiques, Mon Moscou, et d’un ensemble moins connu, Hyperréalisme/Surréalisme, il a réalisé pour La queue remue le chien une dizaine de pièces tridimensionnelles, d’une humeur plus intimiste mais où les allégories politiques affleurent toujours sous une surface abstraite et colorée.

« Bratkov appartient à la génération pour laquelle la rhétorique de « « l’enfance soviétique heureuse» » paraissait l’affirmation d’un fait indéniable. Pourtant, son évolution personnelle l’a conduit à se libérer de la fiction idéologique. Pour comprendre le travail de Bratkov, il est essentiel de se souvenir que son enfance et une bonne partie de sa vie se sont déroulées à Kharkov, vaste cité industrielle, où la dure réalité contredisait clairement la vision idyllique de l’idéologie au pouvoir. Dans les années 90 post-soviétiques, la société du spectacle renverse l’ordre idéologique établi et les clichés de la propagande deviennent des clichés médiatiques. Si, précédemment, la sphère des traumas et désirs humains était réduite à un sentiment d’impuissance et l’étalage de cette sphère présentait un caractère révélateur et libérateur, la situation actuelle a changé. La sphère des traumas et désirs n’appartient plus uniquement au monde de la subjectivité, mais également à celui de l’industrie des images. Bratkov donne un nouveau sens, contemporain, post-idéologique à la subjectivité : aujourd’hui, elle est devenue un produit commercial. De cet énoncé, Sergey Bratkov tire une conclusion : dans le monde du spectacle total et de la comédie représentationnelle, non seulement l’œuvre d’art, mais la vie elle-même sont piégées. Comme son ami et collègue Boris Mikhailov, Bratkov devient un personnage dans ses propres images. Bratkov ne prétend pas s’extraire du spectacle généralisé. Il présente indifféremment en galerie des photographies réalisées pour des agences publicitaires. Toutes deux constituent le territoire de l’art contemporain, il n’y a plus de salut extérieur comme pendant l’ère soviétique et l’art est partie intégrante du marché comme tout le reste. Il en résulte une double problématique pour l’artiste : éthique, participer à l’exploitation de l’homme par l’homme, morale, exposer les images de la misère humaine. L’éthique irréprochable des travaux de Bratkov découle apparemment de leur intransigeance morale. Ils démontrent qu’il est actuellement plus éthiquement correct de reconnaître sa propre implication dans l’ordre immorale des chose plutôt que de prétendre pouvoir encore s’en distancier. » Extraits d’un texte de Victor Misiano, curateur et critique d’art, Moscou.